Le jour où elle a cessé de croire au père Noël

Le jour où elle a cessé de croire au père Noël

jeu, 02/12/2021 - 09:05
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Il était une fois une petite fille de cinq ans qui vivait dans une contrée lointaine, appelée Roquemaure, en 1949. Elle s’appelait Claudette, la septième fille d’une famille qui deviendra nombreuse, car trois autres frères et sœurs naîtront à sa suite.

En ce mois de décembre, elle était encore la benjamine de la famille. Il est un dicton qui affirme que la septième fille d’une même famille hérite de nombreux dons particuliers. Oh oui! On vous entend déjà, chers lecteurs, dire : Eille! C’est de la superstition ça, moi je ne crois pas à ça.  Eh bien! Peu importe votre adhésion à cette prémisse, il fallut se rendre à l’évidence, cette petite Claudette était d’une beauté, d’une intelligence et d’un esprit supérieurs. Non, elle n’était pas une blonde aux cheveux bouclés, aux yeux bleus comme dans les films américains. Elle était une brunette, grande pour son âge, les yeux ronds garnis de petites billes noires, toujours en mouvement, des yeux d’où émanait la lumière, des yeux qui couvraient toujours un large panorama. Elle voyait tout, elle enregistrait des images à la vitesse de l’éclair pour les classer dans son « disque dur » entre ses deux oreilles, elles aussi toujours grandes ouvertes.

Son père, Étienne, l’adorait sa mignonne petit Cloclo comme il l’a prénommait amoureusement. Quand il entrait à la maison après une journée de dur labeur en forêt, c’est elle qui, la première, se garrochait dans ses bras grands ouverts puis elle écrasait son visage un moment dans son épaisse bougrine de laine qui dégageait des arômes d’épinettes et de sapins frais coupés.

Et, le soir avant le coucher, il l’a prenait sur ses genoux, il la berçait en la laissant appuyer sa tête sur son épaule. Un soir, il lui avait dit : « Cloclo, tu commences à être grande pour te faire bercer, tes pieds sont à la veille de toucher à terre. » Cette remarque ne lui enleva pas le plaisir de ces moments de bonheur accrochée au cou de son papa chéri. Ses grands frères aussi l’adoraient. Lors de son cinquième anniversaire chacun avait fourni son écot pour lui offrir une superbe poupée qui avait la taille et le visage d’un nourrisson. De plus, elle pleurait, elle buvait au biberon par sa mignonne petite bouche et, de ce fait, elle devait aussi faire pipi. Pour Claudette c’était un vrai bébé. Sans cesse elle la cajolait, la changeait de couche et l’habillait de tous les atours vestimentaires d’un trousseau que sa maman et ses grandes sœurs lui fabriquaient de leurs mains habiles.

Une semaine avant Noël, Claudette et sa sœur Aline, d’un an son aînée, jouaient à la madame avec chacune son poupon. La bisbille éclata entre les deux « matantes ». Aline n’avait qu’une poupée ordinaire. Elle jalousait un peu sa jeune sœur qui était la « mère » d’un bébé beaucoup plus beau et charmant que le sien. Le différend entre les deux mamans dégénéra au point où « leurs enfants » en furent victimes. On voulut s’arracher les poupées des mains, des bras, l’une de l’autre. Pour une meilleure prise, Claudette attrapa d’une bouchée le pied de la catin d’Aline, si bien que cette dernière fut amputée des orteils jusqu’au genou. Il s’ensuivit des pleurs et des cris et, avant qu’on en vienne aux coups, le père, Étienne, a dû intervenir voyant le pied mordillé et arraché de la poupée d’Aline. Sans trop juger les conséquences de sa réaction, il ordonna à Claudette de céder sa propre poupée à sa sœur en guise de réparation. Une décision prise sous l’effet du moment, un mélange d’impatience et de pitié. Cela engendra, à partir de cet instant, une profonde peine de la maman dépossédée de son bébé, une peine sans bornes. Ce petit être adoré qu’elle n’avait de cesse de caresser, de dorloter, d’embrasser et de serrer sur son cœur depuis presque six mois.

Finis aussi les câlins de son papa, fini le berçage avant le dodo. La petite Cloclo se referma comme une huître, elle devint muette, les seuls mots qui sortaient de sa gorge étaient des sanglots et des gémissements quand elle allait au lit sans sa poupée chérie. Si la douleur était si forte pour la petite fille, elle ne l’était pas moins pour Étienne. Lui aussi souffrait profondément de savoir sa fille si malheureuse. Il regrettait sincèrement cette sanction imposée à sa Claudette qu’il affectionnait par-dessus tout. Mais il ne pouvait pas changer sa décision; dans ce temps-là, l’autorité du père ça ne se contestait pas. D’autant plus que s’il avait voulu revenir sur cette décision, il lui aurait fallu enlever le bébé à Aline pour le redonner à Claudette, autre drame qu’il ne voulait pas revivre.

Ses journées de travail autant que ses nuits étaient hantées par « ce conflit » avec sa Cloclo. Il ne pouvait pas chasser de son esprit ce cauchemar qui lui grugeait le cœur. La veille de Noël, il n’en pouvait plus de cette atmosphère malsaine et lourde qui s’épaississait de jour en jour. De bonne heure, il se leva et, plutôt que de se diriger vers son chantier à l’extrémité de sa terre, il commanda à son cheval, Den, de prendre la route, « le rang », direction est. Il savait que, quinze milles plus loin, à Palmarolle, une dame Fortin tenait un magasin général où elle se faisait une spécialité de remplir ses étalages de jouets pour Noël. Et, les cadeaux pour les petites filles, ça se résumait presque toujours par des « catins » comme on disait, de tous les formats et de tous les prix. Toute la maisonnée ignorait et se questionnait à savoir où était donc allé le père. En rentrant le soir, après un périple de plus de huit heures, il descendit de ca carriole avec une boîte qu’il remit à son épouse pour qu’elle la range discrètement dans la chambre des maîtres.

Une partie de la maisonnée assista à la messe de minuit. Dès le retour à la maison, on réveilla les plus petits pour un beau rassemblement. La joie et la gaité remplissaient le cœur de tous. Pas tout à fait, car la petite Claudette savait qu’elle devait sans doute passer la nuit de Noël sans son bébé adoré. C’est dans la bonne entente quand même qu’on prit le réveillon, la maman, les grands garçons, les grandes filles, et les trois derniers rejetons, âgés entre 22 mois et quatre ans, nés après Claudette. Il ne manquait qu’un élément à l’allégresse de tous, papa Étienne était songeur et Claudette, sa petite « chouchou », avait toujours le mal à l’âme. Puis à la fin de ce repas nocturne, on se rassembla, comme de coutume, autour du sapin rutilant de toutes ses couleurs et brillant de tous les reflets de ses guirlandes et de ses boules.

Ce furent des cris de joie à chaque cadeau que l’un et l’autre, l’une ou l’autre déballait. Des objets simples, des babioles peu coûteuses, on n’était pas riche dans ces années de « colonisation » comme on appelait cette période. Puis arriva le tour de la cadette d’ouvrir une boîte un peu plus volumineuse que les autres. C’est avec peu d’enthousiasme et sans empressement qu’elle entreprit d’ouvrir le cadeau que le père Noël lui avait laissé, dans la nuit, au pied de l’arbre de Noël. Nonchalamment, elle enleva le papier imprimé de grelots et de fleurs rouges et, faufilant ses petits doigts dans l’embrasure du couvercle, elle ouvrit lentement la boîte. Hein! Quoi? Un grand cri sortit de sa poitrine, un cri de ravissement et d’euphorie. « Mon bébé! Ma poupée! Elle est revenue; le père Noël me l’a rapportée! » Puis, soudain sidérée, elle se tut. Un éclair traversa sa petite tête : Comment le père Noël a-t-il su que j’avais perdu ma précieuse poupée? Comment pouvait-il deviner la profondeur de ma peine? Comment ce vieux bonhomme à la grosse bedaine a-t-il pu, du pôle Nord, savoir exactement de quelle poupée j’avais été privée? Non, non, c’est pas le père Noël! De ce mystère, elle cherchait la réponse. Le doute la fit à l’instant se retourner, ses petits yeux remplis de questions rencontrèrent le regard de son père... Pour la première fois, elle les vit pleins d’eau.

La vérité lui apparut soudain. C’est en pleurant de joie et de bonheur qu’elle sauta, avec sa poupée retrouvée, sur les genoux de son papa, lui enlaçant le cou de ses bras grêles et le couvrant de baisers. Elle n’avait plus la force de parler, trop étouffée par l’émotion. C’est à partir de cet instant qu’elle a cessé de croire au père Noël; elle a su qu’un vrai père, c’est bien plus qu’un père Noël. Celui-là le plus beau des cadeaux qu’il lui avait offert, c’était son amour, ce dont elle lui fut reconnaissante toute sa vie.

 

Épilogue : Claudette et Aline sont devenues, après ce Noël, d’heureuses « matantes » avec des nièces qui se ressemblent comme des jumelles.