Le gros bec du jour de l’An

Le gros bec du jour de l’An

mer, 27/12/2023 - 08:51
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En ce soir du Nouvel An 1955, les deux familles, Cyprien et Arthur Laforest, comme chaque année, emmenaient leurs deux familles souper chez Adélaïde, leur sœur, qui habitait à l’extrémité du petit rang 8 de Palmarolle.

« C'est dans l'temps du jour de l'an, on s'donne la main, on s'embrasse
C'est l'bon temps d'en profiter, ça arrive rien qu'une fois par année ». 
La Bolduc

En 1955, on avait le droit de s’embrasser au jour de l’An et, comme dit la chanson, « fallait en profiter ». Qui, gens de mon âge, dans ces années n’a pas eu à subir les becs mouillés des vieilles matantes, sans oublier les becs encore plus « humides » des vieux mononcles, offerts généreusement aux belles-sœurs et aux nièces, souvent malgré la répulsion qu’elles éprouvaient, mais bon, c’était un mauvais moment à passer : coutumes obligent...

En ce soir du Nouvel An 1955, les deux familles, Cyprien et Arthur Laforest, comme chaque année, emmenaient leurs deux familles souper chez Adélaïde, leur sœur, qui habitait à l’extrémité du petit rang 8 de Palmarolle.

Comme le rang 7 et le p’tit 8 n’étaient pas ouverts l’hiver, on devait s’y rendre en Bombardier. Les deux familles se partageaient les frais de transport fourni pas monsieur Armand Therrien, propriétaire d’un de ces merveilleux véhicules. Cyprien, sa femme et leurs huit enfants devaient donc, avec Arthur, son épouse, Laurenda, et leurs six enfants se partager le grand banc en « U » dans le taxi à chenilles. L’aîné à Cyprien, Jean-Luc, adolescent de 15 ans, avait pris place sur le petit siège arrière, celui à deux places, situé au-dessus du moteur. Quand vint le tour de Laurenda de monter avec sa marmaille, il fallut serrer les rangs.

Jean-Luc avait prévu le coup, sachant que sa belle cousine, Lucie, tenterait de se trouver une place, il avait fait bien attention de garder libre un petit espace en coin, à l’endroit où la grande banquette faisait une équerre avec son banc. Généreusement, il offrit cette demi-place à Lucie qui se fit volontiers « toute petite » pour s’y insérer sans récriminer. Puis, les enfants sur les genoux de leurs parents, les adultes se croisant les bras pour éviter de prendre trop de place, tous réussirent à se caser dans cet habitacle restreint, mais plein de chaleur bienfaisante. Jean-Luc et Lucie, dans leur petit coin, supportaient bien cette agréable proximité.

Dans un harmonieux ronron de son moteur, accompagné d’exaltations de cambouis et d’effluves des parfums des madames, le Bombardier s’ébranla en craquant de son cagibi fait en contreplaqué. Puis, légèrement, selon les gibosités de la route, occasionnées par les congères encore présentes, créées par la tempête qui avait sévi l’avant-veille, il poursuivit allègrement sa route sous la maîtrise habile de son conducteur.

Cyprien ayant déjà débouché son 26 onces de gin, en cachette de Laurenda, en offrait à son frère, Arthur, qui ne refusa pas à s’en enfiler quelques généreux gorgeons. En l’espace de vingt minutes, le Bombardier, malgré sa lourde charge et les imperfections de la route, avait déboulé le rang 7 et était rendu à l’entrée du village au grand plaisir des passagers et du conducteur, M. Armand Therrien. Pour ce dernier, le jour de l’An était sa journée la plus remplie. Il conduisait ses clients du matin jusqu’à la soirée, pour les emmener d’abord puis pour les ramener après la veillée. Parfois le retour était plus ardu que l’aller, à cause de l’obscurité, de « l’état d’esprit » et de la fatigue des occupants.

Quittant le rang 7, à l’arrivée au village, il fallait passer derrière les maisons et piquer à travers champs pour ensuite traverser la Dagenais sur la glace. On ne pouvait pas emprunter la route 393, car l’hiver elle était ouverte à la circulation, on risquait de rouler sur le gravier et les cailloux, le « snow » (autre nom qu’on donnait au Bombardier) n’était pas fait pour cela. Mais, même si la noirceur avait envahi le paysage et la cabine du véhicule, les passagers, d’un commun accord, demandèrent au conducteur de faire un arrêt derrière le garage dont il était propriétaire à cette époque.

Cette pause de quelques minutes, disaient-ils, leur permettait de traverser à l’épicerie de M. Lucien Asselin, située en face, pour faire de petits achats : cigarettes, bonbons et friandises pour les enfants. On pourrait peut-être demander à Lucien de s’étirer le bras jusqu’au fond de la tablette secrète sous le comptoir, pour en extraire un petit flacon vert, pour remplacer celui qui était déjà entamé.

Tout le monde descendit, seuls Jean-Luc et Lucie restèrent à bord, c’est à croire qu’ils n’avaient pas besoin de s’acheter des petites gâteries... Les passagers de retour, on repartit pour l’autre « boutte du p’tit 8 » en suivant la piste déjà tracée par les charretiers, celle qui aujourd’hui suit le tracé de la piste cyclable et débouche au rang 8 à moins d’un kilomètre du village.

La dernière étape fut de courte durée, la chaussée étant couverte de belle neige durcie et bien damée. Monsieur Étienne Beaudoin, un généreux célibataire, se faisait un devoir de tasser la neige à l’aide de son cheval attelé à un lourd rouleau. Et le Bombardier, après un dernier craquement, s’arrêta devant la porte de la demeure de la tante Adélaïde.

Heureux de se déraidir les jambes et de se soulager le postérieur, on ne se fit pas prier pour sauter hors de la carlingue où l’on commençait à manquer d’oxygène après presque une heure de trajet. Comme s’ils participaient à une compétition d’escalade, les enfants avaient gravi les marches du perron et étaient entrés en se bousculant à l’intérieur, suivis des adultes. Selon la coutume on les invita à se dégréer de leurs manteaux pour aller les déposer sur le lit de la matante Adélaïde, l'épouse de Rolland, le couple qui recevait frères, sœurs, beaux-frères, belles-sœurs et leur marmaille.

Quand tous furent entrés dans la cuisine, commencèrent les poignées de main, les becs et les souhaits habituels : la santé, la prospérité, le bonheur et, pour les plus croyants, le paradis à la fin de tes jours... (dans un avenir lointain autant que possible sans doute).

Deux passagers s’étant quelque peu attardés derrière les autres, Jean-Luc et Lucie entrèrent à leur tour. Comme ils fermaient un peu tardivement la marche, les regards se tournèrent particulièrement vers eux... Le silence se fit, la litanie des vœux stoppa net... L’oncle Rolland, réputé pour sa « discrétion sonore » et se voix claire, pointa du doigt Jean-Luc et clama : « Eh! Mon Ti-Luc as-tu mangé une claque sur la yeule pour avoir la face rouge de même? » Un malaise général envahit la place, tous purent voir les reflets et les traces roses sur le menton, sous le nez et sur les joues de Jean-Luc. Et la petite Lucie ne fut pas en reste. Elle aussi exposait les mêmes teintes sur son mignon petit visage, actuellement rosé, mais, à l’instant, plus foncé et rougi qu’à l’habitude.

La cousine et son cher cousin, dans leur naïveté d’adolescents, avaient oublié que le rouge à lèvres cela pouvait déteindre sur un autre visage s’il s’en approchait trop... et davantage si on lui additionnait de « l’humidité ». Les hommes en profitèrent pour faire les gorges chaudes sur l’événement, Jean-Luc et la pauvre Lucie, ne sachant pas où donner de la tête, s’enfuirent chacun et chacune dans des directions différentes tentant, de leurs mouchoirs, d’effacer ces traces honteuses de leur conduite « scandaleuse et immorale »... tâche difficile, car le rouge à lèvres de 1955 était probablement plus facile à appliquer généreusement qu’à effacer.

Bien sûr, malgré les mœurs sévères de ce temps, on ne s’attarda pas trop lourdement sur cet incident. Quant aux jeunes pécheurs, la soirée mal amorcée les obligea à garder leurs distances l’un de l’autre pour ne pas donner libre cours à d’autres commentaires sarcastiques des mononcles et aux propos acerbes des matantes « dames de Sainte-Anne ». Pas nécessaire de nous décrire les semonces que la tante Laurenda adressa à sa charmante fille de retour à la maison. Sans doute exigea-t-elle de sa fille d’aller confesser ce péché mortel à M. le curé Halde avant la messe du dimanche suivant, si elle voulait aller communier.

La morale de ce temps et les règles de l’Église catholique disaient que communier en état de péché mortel cela devenait la pire ignominie, c’est-à-dire, un sacrilège