LA FRACTURE (Suite et fin)

LA FRACTURE (Suite et fin)

sam, 23/12/2023 - 10:13
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Dans le dernier numéro, le beau-frère chauffeur de taxi devient son confident… ¹

…Après un certain temps, ces épanchements avaient fini par développer entre eux une certaine familiarité. Quand leurs regards se croisaient, ils pouvaient palper leur âme tandis que des papillons frottaient leurs ailes sur les parois de leur estomac. Le beau-frère avait commencé à se sentir mal à l’aise.

Un après-midi d'été, il avait stoppé son taxi devant la maison. Il passait par hasard, étant allé reconduire un client un peu plus bas. Il était entré sans frapper, comme d'habitude, et avait jeté un regard circulaire. Ne voyant personne, il avait tourné les talons pour rejoindre la famille qu’il avait présumé être aux champs. Sur le pas de la porte, il avait hésité et était revenu à l’intérieur. Il s’était avancé lentement et avait passé la tête par la porte entrebâillée de la chambre. Elle reposait là, étendue et enveloppée dans ses soies nocturnes. Quelle est belle, avait-il songé, le cœur battant contre ses côtes. Elle lui souriait d’invitation. Il n’avait pu résister. Il était entré et avait refermé la porte derrière lui.

À partir de cette journée-là, il avait pris peur et cessé complètement ses visites. Sa belle-sœur n’acceptait pas que l’autre la délaisse comme ça, sans raison. Elle était devenue acariâtre et dépressive. Son mari, qui avait revu son frère à quelques occasions, s’informait vaguement du pourquoi de ses absences, mais n’avait jamais eu de réponses claires. Dès lors il s’était mis à douter de quelque chose et cela avait commencé à le tracasser bougrement. Mais il n'en avait encore point parlé à sa femme.

Ce n'est que quelques mois plus tard, quand il s’était rendu compte que sa femme était enceinte, qu'il avait tout compris. À cette époque, le couple faisait rarement l’amour et la dernière fois remontait à au moins six mois, s’était-il rappelé. Elle lui avait caché son secret tant qu'elle avait pu. Elle avait même essayé, dans son désespoir, de sacrifier le bébé, sans succès. Les soupçons du mari s’étaient concrétisés, prenant forme dans le ventre de sa femme.

À mesure que sa grossesse avait évolué, elle avait sombré dans une profonde dépression et son état avait empiré depuis la délivrance. Elle avait senti que son mari la rejetait ; quand ils étaient seuls, il la toisait avec répugnance. Elle n'avait plus revu son beau-frère. Un jour, elle avait appris qu’il s'était exilé en Ontario. Elle en avait été désespérée. Elle n’avait plus personne pour partager son secret et son chagrin. Quand le petit était né, plusieurs avaient bien constaté qu’il ne ressemblait pas aux autres membres de la famille. Le petit était roux, quand tous les autres avaient les cheveux brun foncé ou noirs.                               

Lorsque l'aînée fut assez âgée pour prendre soin des enfants, son père avait décidé de mettre à exécution une décision qu’il mûrissait depuis la naissance du petit. Il était fréquent, à l'époque, qu'un mari fasse interner sa femme pour cause de dépression, qu'on associait faussement à la folie. L'autorité patriarcale dominait largement dans l'évaluation du cas et aucun recours n'était possible de la part de la personne concernée. De plus, quand il avait négocié l’hébergement de sa femme à l’hospice, il avait spécifié quelle devait être interdite de toute visite.

Ce matin-là, après avoir embrassé un à un ses enfants, la mère s’attarda sur le petit dernier et le serra très fort. Puis, d’un pas décidé, sans se retourner, elle marcha droit sur la voiture, ramassa ses jupes d’une main, ignora l'aide de son mari et, fièrement, escalada le marchepied. Elle s’assit, replaça les plis de ses jupes et posa les mains sur ses genoux en regardant droit devant elle. Elle ne pleurait pas. Plutôt elle ne pleurait plus. La source des larmes s’était tarie depuis le matin. Ses yeux étaient cernés de sa veille nocturne. Mais son cœur saignait et son âme chavirait. Elle savait que si elle se retournait, ne serait-ce qu'un instant, ce serait l’éclatement, l’effondrement, pour elle mais surtout pour les enfants. Non!... elle serait forte, quoi qu'on en dise. On la traiterait sûrement de sans-cœur, que lui importait maintenant. C'était la décision de son mari et elle devait obéir. À lui d'en assumer les conséquences. Elle ne regretterait que ses enfants, ses petits qu'elle ne reverrait probablement plus. La terre, la maison, que tout ça soit maudit à jamais.

 « Hue! », ordonna le mari au cheval qui s’élança en avant. Le bogey tourna le coin un peu plus loin. La mère disparut à tout jamais de la vue de ses enfants.

Fin

¹Ce récit quelque peu romancé est une histoire vraie et concerne ma grand-mère maternelle. Elle est décédée à l’hospice en 1954 sans avoir revu un seul de ses enfants.  La cause de son internement est toujours demeurée nébuleuse. À l’époque il y eu plusieurs sous-entendus, des ouï-dire. Dans ce récit, je me suis permis d’émettre cette hypothèse qui a déjà circulé.