LA PROMESSE (suite et fin)

LA PROMESSE (suite et fin)

ven, 27/01/2023 - 09:41
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Quand il n'y avait pas de médecin à 30 kilomètres à la ronde et que les chemins d'hiver étaient fermés, il ne restait que la prière...

 

« Marie, viens te réchauffer près du poêle, j’va prendre ta place », fit une voix qui lui sembla lointaine.

Lorsqu’elle releva la tête, Wilfrid, tout emmitouflé, se tenait près d’elle. Le sourire forcé de ce dernier tentait de paraître rassurant. Elle posa tendrement une main sur le front du petit malade, le tendit à son mari, puis se leva péniblement, les jambes ankylosées par le froid sibérien régnant dans la pièce.

De l’autre côté de la porte, une réconfortante chaleur l’accueillit et l’enveloppa. Marie s’approcha du poêle que son mari avait rempli de bûches crépitant sous les morsures des flammes. Elle ouvrit la bougrine et tendit ses mains gourdes au-dessus des ronds de poêle. La forte chaleur fit rapidement picoter ses doigts puis la désagréable sensation envahit ses mains jusqu’aux avant-bras. Elle les frictionna vigoureusement. Elle tira une chaise près du poêle, s’assit et recommença à prier. La chaleur s’empara aussi de son esprit et elle s’assoupit, la tête affaissée sur le côté, la bouche entrouverte et la lèvre inférieure pendante.

Des pleurs envahirent son subconscient et elle entrevit soudain la Faucheuse mortelle drapée dans son long manteau noir, marchant vers son bébé. Dans un geste de protection, elle avança une main, les doigts crispés tels des griffes, et tenta d’agripper le manteau, voulant dénuder, démasquer la mort, l’annihiler. Le sinistre pantin s’approcha encore plus près du ber et, avec ses longues mains décharnées, saisit le bébé. Les cris du petit s’amplifièrent et lui écorchèrent les oreilles.

« Non-on-on! » cria-t-elle, s’éveillant en sursaut.

Telle une louve protégeant ses louveteaux, elle saisit le bébé geignant que Wilfrid, près d’elle, lui tendait. Marie reprit lentement ses esprits. Son mari lui signala que le corps du petit était toujours brûlant et qu’il faudrait le frotter avec de la neige. Elle constata avec morgue qu’effectivement l’état de son enfant empirait. À l’idée de le frotter avec de la neige, son réflexe fut de le serrer contre elle. Elle était affolée. Elle trouvait ça inhumain.

Mais elle se rappela que la garde avait dit « en dernier recours ». Résignée, elle acquiesça, les yeux embués de larmes.

Wilfrid sortit chercher de la neige dans un grand chaudron et il la versa dans l’évier de cuisine. La fièvre atteignait des proportions telles qu’ils durent le frictionner à plusieurs reprises, ce qui ramena heureusement la température du petit corps à un niveau moins létal. La peau laiteuse de petit se teinta de rouge et il n’avait même plus la force de protester. Puis ils l’emmaillotèrent de nouveau chaudement et le réinstallèrent sous la fenêtre ouverte. Marie insista pour le veiller. Wilfrid en profita pour aller à l’étable et servir le fourrage aux animaux qui meuglaient de faim. Marie entama alors un long soliloque.

« Mon Dieu, je vous en supplie, sauvez mon petit Ulric. Prenez ma vie mais laissez vivre mon bébé...Je ne veux pas le perdre », sanglotait-elle.

Elle réalisa tout-à-coup qu’au delà de la douleur de la délivrance, il y en avait une autre beaucoup plus lancinante, déchirante. La perspective de perdre un enfant lui lacérait l’âme. Elle se sentit soudain très seule, loin de tout, perdue dans un bled, sans médecin. Seule contre la maladie, seule contre la mort. Sa foi vacilla. Pendant un moment, elle se surprit à regretter son mariage en entrevoyant toutes les privations et les souffrances qui s’ensuivraient. Elle voyait autour d’elle toutes ces mères qui accumulaient avec résignation les marmots; elle voyait bien qu’elle aussi ne pourrait y échapper.

Sa première idée, lorsqu’elle avait fréquenté le couvent et tâté de l’enseignement classique, avait été de se faire religieuse, se rappelait-elle. Elle y avait alors fortement senti l’appel de Dieu. En ce moment difficile, elle regrettait avec nostalgie cet épisode de contemplation et de sérénité. Rappelée à la maison par son père pour remplacer sa mère internée, elle avait alors songé à se diriger vers l’enseignement. Mais le destin avait placé sur son chemin d’abord l’Abitibi, puis celui qui était devenu son époux. Et la dure réalité de la vie en colonie l’avait rattrapée. Elle avait prévu une manière de traverser la vie; c’était plutôt la vie qui la traversait d’une manière sur laquelle elle perdait tout contrôle.

Mais elle n’allait pas se laisser trimballer comme cela sans réagir, s’insurgea-t-elle. Elle n’allait pas se laisser faire. Si elle avait dû naguère ignorer l’appel du Très-Haut, elle résolut qu’elle ferait tout en son pouvoir pour remplacer cette perte. Elle s’agenouilla sur le plancher glacé.

« Bonne Sainte Vierge, vous qui êtes une mère, vous allez me comprendre. Je vous implore...Dites à votre Fils que s’Il prête vie à Ulric, j’en ferai un prêtre, je vous le jure ».

on offrande perça-t-elle le plafond pour s’élever jusqu’à la résidence de son Seigneur?

Son serment fut-il entendu? Toujours est-il que dans l’heure qui suivit, la fièvre baissa d’un cran et diminua progressivement à mesure que la nuit avalait les heures.

« Merci, bonne Sainte Vierge ! Mon petit est sauvé », pleura-t-elle de reconnaissance à l’aube, devant son mari qui berçait, près du poêle, le bébé enfin assoupi.

Elle s’abstint toutefois de lui parler de sa promesse.