Sortie nocturne le jour de l’An 1953

Sortie nocturne le jour de l’An 1953

mar, 22/12/2020 - 17:31
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En 1953, mon père décidait, devant l’insistance de ma mère, d’ajouter à la maison une rallonge, ce qui nécessitait de grands travaux de menuiserie. Pour cela, on requit les services de monsieur Lehoux, un ouvrier âgé mais habile, compétent, et un peu grognon...

Le soir, avant de quitter, il remisait ses outils dans un beau grand coffre, divisé en petits et en grands compartiments dans lesquels étaient soigneusement rangés tous ses outils : perceuses (manuelles), égoïnes, marteaux, etc.

Et, bien sûr, il laissait ce coffre sur ses lieux de travail pour éviter de le trimbaler tous les jours. Pour moi, petit garçon curieux et fouineur, c’était un coffre au trésor. Je m’autorisai donc, un soir, à ouvrir son couvercle retenu avec des petits taquets. J’y découvris une belle égoïne à la poignée orange garnie de quatre gros rivets dorés.

La tentation étant trop forte, je ne pus résister; je retirai la scie et partis à la recherche d’un bout de planche pour en vérifier l’efficacité et, du coup, mesurer mon habileté à la manier. Une fois l’expérience terminée, à ma grande satisfaction d’avoir utilisé un si bon outil, je la remis dans le coffre, mais négligeai de bien la fixer, comme il se devait, à l’intérieur du couvercle, avec les petits dispositifs habituels.

Quand monsieur Lehoux revint le lendemain, en ouvrant son beau coffre il retrouva son égoïne négligemment déposée à travers les autres outils. Nous avons eu droit à quelques gros mots suivis de la question : « C’est qui qui a fouillé dans mon coffre? » Bien évidemment, c’était moi, et j’étais sur place, comme toujours... Il pointa donc son gros doigt vers mon visage et me dit en me regardant droit dans les yeux : « C’est toi, mon p’tit crisse! Que je t’arpogne plus jamais à fouiner dans mes outils parce que tu vas avoir affére à moé. » En effet, le p’tit crisse c’était moi et je me suis enfui dans ma chambre en pleurant. Je n’ai pas pu me consoler auprès de mon père, car il approuvait monsieur Lehoux (moins les gros mots). Je n’avais pas le droit d’aller fouiller dans son butin et encore moins de me servir de ses égoïnes.

À l’automne, monsieur Lehoux arrêta son pickup Fargo devant la maison et y sortit de la caisse un beau traîneau rouge qu’il avait lui-même fabriqué de ses mains habiles. Il dit à mon père : « Tiens Georges[1], c’est une commande que j’avais reçue d’un client, mais il est parti sans laisser d’adresse et sans rien réclamer. Moi, je déménage à la fin du mois, je suis âgé, je n’ai plus d’enfants, ça ne servira à rien. Donne ça à ton garçon, tu dois te rappeler... celui qui avait emprunté... » Il n’eut pas le temps de terminer sa phrase que mon père lui répondit : « Oui, oui, je sais de quoi vous parlez. Merci, quel magnifique cadeau! Je suis certain qu’il sera fou de joie quand je lui donnerai. »

Témoin de la scène, je ne me suis pas montré la face avant que monsieur Lehoux s’en aille. J’étais encore traumatisé par le souvenir de sa colère de l’été passé contre moi. Après son départ, m’étant rapproché, je ne pus que tomber en admiration : quel magnifique traîneau! Un assemblage harmonieux de minces planches, délicatement posées sur un châssis de languettes de bois franc, renforcées de fines tiges d’acier, avec des lisses du même bois, recouvertes de bandes d’acier luisantes et bien polies. Une œuvre d’art à mes yeux.

Dès les premières neiges, le traîneau que j’ai appelé « ma petite sleigh » a prouvé ses qualités : légèreté, maniabilité, flottabilité sur la neige durcie et surtout sa rapidité en descente. Je l’emmenais toujours à l’école, car sur le chemin du retour, à partir de cette école, située tout en haut d’une grande côte abrupte, cela me permettait de sauver des pas. La descente pouvait couvrir plus d’un demi-kilomètre. Tous mes amis emmenaient aussi leur traîneau pour la même raison, mais c’est toujours moi qui terminais la descente le plus loin devant tous, comme si un être invisible lui prodiguait une poussée pour lui donner un dernier élan afin de surpasser les autres conducteurs.

Le soir du jour de l’An, après le souper, je sortis de la maison pour profiter du clair de lune flamboyant de cette nuit. Accroupi, un genou sur la sleigh, je ramais avec l’autre jambe. Comme il était tombé une petite ondée peu après Noël, suivie d’un sérieux refroidissement, les champs s’étaient couverts d’une croûte solide, glacée et luisante. Avec mon « véhicule à jambe », j’atteignais une vitesse surprenante. Habituellement, je ne m’éloignais pas trop de la maison, mais cette nuit-là était tellement éclatante, le soleil de minuit éclairant le paysage comme en plein jour. Grisé par cette beauté, ce ciel étoilé, la Grande Ourse et la Petite Ourse au-dessus de ma tête, j’oubliai de virer de bord. Je me retrouvai en haut du coteau au pied duquel commençait la forêt. J’ai dû, à ce moment, m’arrêter avant de dévaler la pente raide, ce qui m’aurait garroché dans les buissons à l’orée de ce bois. Avant de faire pivoter ma « monture », mon regard fut soudain attiré par une masse noire qui bougeait. C’était juste devant les arbres que cette forme se dessinait plus distinctement. « C’est un chien que je me dis. Ça doit être Poppy, le chien du voisin. » Dans ce temps-là, un chien sur deux s’appelait Poppy. L’autre s’appelait Ti-Loup... Puis, un deuxième animal se pointa à côté de ce pseudo Poppy. « Oh non! Ce n’est pas un Poppy, ni un Ti-Loup! » C’est un... deux... trois gros loups qui me fixaient de leurs grands yeux dorés reflétant la lumière de la lune.

Pris de panique, je voulus retourner ma machine pour m’enfuir, mais malheur, en ce faisant, elle me glissa sous le genou et, pointant vers le bas de la pente, elle se mit à la dévaler. Puis prenant de la vitesse, elle accélérait de plus en plus. Ébahi, je la voyais filer. Elle ne glissait pas sur la neige durcie, elle flottait, elle volait comme guidée par un conducteur invisible. Elle fonçait directement dans les trois paires d’yeux comme si elle voulait anéantir ceux qui les portaient. En une fraction de seconde, les trois terribles bêtes, d’un bond, avaient viré de bord avant que ma « courageuse » sleigh leur coupe les jambes.

Trop effrayé pour aller récupérer ma précieuse amie, je pris mes petites jambes à mon cou et filai droit à la maison sans qu’aucun loup ne me poursuive. Le souffle coupé, je franchis le seuil et m’affalai sur le plancher de la cuisine, au grand étonnement de mes parents. Après le récit de mon aventure à ces derniers, l’histoire s’est arrêtée là. Avec mon papa, je suis retourné chercher ma sleigh le lendemain matin.

À la fin de janvier, on apprit par des parents que monsieur Lehoux était décédé ce premier de l’an 1953. J’ai alors compris qui était le conducteur fantôme de mon traîneau ce soir du jour de l’An : c’était son créateur. Voulait-il se faire pardonner de m’avoir grondé six mois auparavant? Pour ma part, ce fut fait à partir de cet instant, sans hésitation et avec une infime reconnaissance. Depuis 66 ans, malgré les jours de l’An tumultueux que j’ai vécus, à chaque soir de ce grand jour, j’ai une pensée pour monsieur Lehoux.

 


[1] Mon père