Le premier Noël du premier professeur à Palmarolle

Le premier Noël du premier professeur à Palmarolle

dim, 01/12/2019 - 09:04
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Jean René venait à peine de terminer sa pédagogie II à l’École Normale de Rivière-du-Loup. Il reçut un appel de la Commission scolaire de Palmarolle qui lui offrait un poste d’enseignant comme titulaire en 8e année pour garçons. Il fallait un professeur masculin pour enseigner à des garçons; on ne concevait pas en 1956 qu’une femme puisse répondre à ce défi.

Il faut signaler que pour faire une 8e année, il fallait auparavant avoir obtenu un diplôme de septième année. Plusieurs avaient commencé l’école à 7 ans, d’autres avaient doublé une année dans leur parcours, ce qui voulait dire que ces « jeunes hommes » pour la plupart avaient atteint l’âge de 14 et même de 15 ans. Ça prenait de la poigne et de la discipline... il fallait donc un « homme »... Une religieuse, sœur Marie-Angèle de l’Eucharistie, avait entamé l’année scolaire comme titulaire de ce groupe, mais à Noël elle avait donné sa démission. Par leurs quolibets et leur indiscipline les gars avaient mené cette pauvre femme à bout de souffle et à la dépression.

Pour Jean René, quitter les siens, sa famille, ses amis à la veille de Noël, lui brisait le cœur. Dans ces vieilles paroisses du Bas-du-Fleuve, les familles sont nombreuses, les parents habitent près les uns des autres. Les soirées, les repas, les sorties du temps des Fêtes, il lui fallait donc y renoncer pour s’exiler chez des étrangers, vivant dans quel milieu et à quelle distance de chez lui.

Les postes d’enseignants étaient rares dans les « paroisses d’en bas ». Jean René était en attente quand il reçut le 20 décembre cette offre d’une localité qu’il ne connaissait pas. C’était Palmarolle, en Abitibi, un coin du Québec qu’il ignorait tout autant. Il était convoqué à une entrevue, lors d’une assemblée des commissaires, le 22 décembre. Après s’être informé des moyens pour se rendre dans ce bled, on lui avait conseillé le train du CN. Résident de Rivière-du-Loup, il se fit donc conduire à la gare du Palais à Québec et prit un billet pour le trajet direct : Québec – La Sarre.

Enfin, un emploi! Tout se bousculait dans sa tête. Il ne prit pas le temps de vérifier l’itinéraire qui le conduirait à ce job pour lequel il avait étudié et bûché pendant quatre ans après sa onzième année du secondaire. Il pourrait enfin gagner sa croûte et payer ses dettes d’études... Il s’installa confortablement sur une banquette d’un wagon de ce train qui l’amènerait enfin vers la réalisation de son rêve : dispenser le savoir et la culture à des adolescents et en même temps leur accorder l’indépendance financière et la possibilité de se dessiner un avenir correspondant à leurs aspirations.

Puis le train s’ébranla, les gares se succédèrent : Pont Rouge (le viaduc perché au-dessus des maisons), Saint-Marc-des-Carrières, Saint-Casimir, Saint-Adelphe (Mékinac)... c’est long se dit-il, mais sans doute on m’annoncera bientôt La Sarre. « Énerve-toi pas, tu es en sécurité dans ce train, il fait chaud, tu peux dormir si le cœur t’en dit. » Il était à peine midi quand le contrôleur annonça de sa grosse voix sourde : « La Tuque, next station. » « Déjà rendu à La Tuque, j’ai tout un boutte de fait » se dit-il. Jean René eut le réflexe de prendre son baluchon, mais « bon pourquoi m’énerver, on annonce toujours la prochaine gare avant l’arrivée. Quand j’entendrai La Sarre, j’aurai bien le temps de me préparer à descendre. »

Ce bref arrêt à La Tuque où le jeune professeur était descendu lui permit de s’acheter un Coke et un sandwich en attendant l’arrivée à La Sarre. Puis le train s’ébranla de nouveau, Jean René, bien assis près d’une fenêtre, regardait défiler le paysage qui lui offrait sans cesse le même tableau : des sapins, des épinettes, puis sporadiquement une gare, au drôle de nom, puis une autre, semblable, mais de plus en plus petite. Elles s’appelaient Windigo, puis Sanmaur. Et à Casey, un écriteau mais pas de gare. Seulement une cabane rudimentaire à côté de laquelle se tenait un Indien tenant un fanion à la main pour signifier au conducteur du train qu’il y avait un passager à faire monter : un autre autochtone, ses raquettes à son dos sous un havresac.

On était en fin d’après-midi, pas de civilisation en vue.  Jean René commença à paniquer, il n’avait sans doute pas entendu le contrôleur, avec son accent anglais annoncer : « La Saure ». Il se décida, mettant son orgueil de côté, à demander aux quelques autres passagers si La Sarre arriverait bientôt. Il ne reçut  que des sourires moqueurs et des éclats de rire. Les seules réponses qu’il eut furent des invitations à regagner sa place et à attendre : « Ça viendra, mais énarve-toé pas, y t’reste un criss de boutte à faire, mon gars. » Suivant à contre-cœur ces consignes, il regagna sa place. Il savait maintenant à quoi s’attendre.

Puis, l’obscurité descendit lentement sur ce paysage de conifères qui défilaient aux yeux du jeune « futur professeur » de Palmarolle. Maintenant, plus de gare; seuls des panneaux mal éclairés indiquaient les arrêts possibles du train : Parent, Oskélanéo, Clova, Forsythe... Complètement ahuri, il était sur le point de paniquer. Palmarolle, c’était donc encore plus reculé, plus isolé, plus creux que ce qu’il voit présentement, car c’est plus éloigné, donc encore pire... « Dans quelle aventure me suis-je embarqué? » pensa-t-il. L’obscurité avait envahi le wagon. Il tenta de s’endormir, mais plusieurs bûcherons montés à bord à Clova faisaient la bringue, tandis que d’autres, des trappeurs et des prospecteurs rentrant chez eux pour Noël, se « ponçaient » au gros gin et chantaient des chansons irrévérencieuses et rustres ce qui, pour lui fraîchement émoulu des collèges catholiques, étaient des manifestations grossières et même impudiques. « S’il y avait un train qui me permettrait de rebrousser chemin, je sauterais immédiatement à bord » se disait-il au bord de l’affaissement moral.

S’étant résigné à « toffer la bourrasque », il s’était renfrogné au creux de son siège et, s’abandonnant à son malheureux sort, il tenta de s’endormir quand, soudain, il entendit un cri du contrôleur annonçant : « Senneterre, arrêt 30 minutes. » Qu’est-ce cela tout à coup? Une grande gare, d’autres trains qui passent sur une voie parallèle, des lumières partout, un restaurant... Une nette amélioration par rapport à ce qu’il avait eu comme décor pendant plus de six heures. Rasséréné, il remonta dans le train, encore anxieux car il n’était toujours pas certain s’il aboutirait finalement à La Sarre comme son billet lui en donnait droit.

Une heure plus tard, on lui annonça Amos. Par la fenêtre givrée, il jeta un regard sur cette ville pour lui inconnue. À la vue de ce dôme trônant au centre de la cité, il se dit en lui-même : « Incroyable, mais après ce désert d’épinettes et de neige, me voilà rendu à Rome. » C’était quand même tout une évolution positive à ses yeux. Encore une fois, il se risqua à poser la question : « On arrive-tu ben vite à La Sarre? » Les derniers passagers montés à bord, étant plus accueillants et affables que ceux interrogés la dernière fois, le rassurèrent et lui dirent que dans moins d’une heure il pourra descendre à destination.

Et, en effet, il vit apparaître l’écriteau La Sarre bien en vue à la façade de la gare. Ayant ramassé sa valise et descendu du train, il vit s’avancer vers lui un grand homme de six pieds, chaussé de bottes d’aviateur de la dernière guerre, d’un paletot de chat dont l’encolure laissait voir un col romain. L’homme, le bras tendu, était le curé Halde. Jean René le laissa lui « broyer » la main en signe de bienvenue. Le curé lui ouvrit la porte côté passager de sa grosse Nash 1956 et l’invita à prendre place à la chaleur. Puis il prit la direction de sa destination finale : Palmarolle.

Monsieur le curé lui offrit l’hospitalité au presbytère pour la première nuit où la servante,  madame Langevin, lui avait préparé un lit douillet où il put dormir enfin rassuré et apaisé après un si fantastique trajet qu’il croyait sans fin, et qui l’amena au tréfonds de la brousse et de la taïga... Le lendemain, au couvent de Palmarolle, les dix institutrices, après leur dernière journée de classe, avaient invité le « nouveau professeur » à un souper suivi d’une chaleureuse réception de Noël. Ce pauvre homme, loin des siens, se retrouva au milieu d’un groupe de jeunes filles charmantes, jolies et presque toutes célibataires. « Ça valait le coup » écrivit-il plus tard à ses parents à Rivière-du-Loup.

Après s’être trouvé un appartement chez madame Marie-Anna Côté, au centre-ville, il entama le 7 janvier sa carrière d’enseignant en 8e année à Palmarolle. Il répondit aux exigences de ses patrons et ses 30 garçons finirent l’année avec un certificat en poche. L’histoire dit qu’il a aussi trouvé l’âme sœur à Palmarolle, sans doute auprès de l’une qui l’avait si bien accueilli à son arrivée et il est resté en région jusqu’à la fin de sa carrière. Aujourd’hui, il est retraité et il a bien voulu raconter son aventure à un autre retraité qui se fait un plaisir de vous la raconter dans votre Journal Le Pont de Palmarolle.