À la mine

À la mine

lun, 25/03/2019 - 08:07
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En Abitibi, le pays minier s’ouvre en parallèle avec l’agriculture. À croire que la deuxième est un prétexte au premier. Ça prend du monde, voyez-vous! De la main d’œuvre pour assurer l’exploitation de gisements, des manœuvres surtout! Les foreigners comme les fils d’habitant trouvent là de quoi vivre.

Plus exactement pour mon père, c’est la fermeture des usines de guerre qui l’expédie en Abitibi où il sera mineur de 1945 à 1969. Lui qui était instruit, qui se destinait à la prêtrise, il fondera ici une famille, bâtira maison et sera mis à pied, trahi par la mine, quelques mois avant d’avoir droit à une pension. Il recommencera au bas de l’échelle dans une autre mine comme peintre en bâtiments.

Un jour qu’il se rendait au travail à bicyclette, il oublia d’emporter sa boîte à lunch. On m’assigna la tâche de la lui porter. Je ne devais pas avoir dix ans et jamais je n’étais allée sur les lieux de travail de mon père. Tout ce que je connaissais de la mine, c’était le couvre-feu de 9 heures le soir, une alarme lancée par l’opérateur de treuil en poste, de 16 heures à minuit…

Je garde de cette visite à la mine un souvenir vif et puissant, indélébile pour la vue, l’ouïe et l’odorat, le corps tout entier pris au piège d’un univers à part. Une lourde atmosphère plombe l’air. Plusieurs grilles sont autant de portes à franchir pour rejoindre ce lieu inconnu où se trouve mon père, contraint à gagner sa vie comme opérateur de treuil dans cet univers parallèle sans chaleur, loin de sa chaude maison. À hauteur d’homme, les murs du parcours sont noircis… et ces relents de manganèse et ce bruit sourd, perpétuel, prenant, qui noue l’estomac! Grondement de géant ronfleur venant des profondeurs du gouffre qu’on imagine. La peur me tient prisonnière!

Je rencontre des mineurs sombres, méconnaissables. Partout, une poussière noire colle à la peau et aux vêtements. Leur sourire les éclaire quand ils s’étonnent de ma présence et de ma question. Ils m’orientent vers le quatrième baraquement, porte numéro 4. Plus je m’approche du quatrième baraquement, plus l’atmosphère s’alourdit, moins je suis rassurée. Tout est désolation. Le moindre brin d’herbe signale sa détresse. Je ferais volte face. Point d’horizon, rien que celui du résidu minier. La bête mangeuse d’or et bientôt mangeuse d’hommes n’est jamais rassasiée et comme elle mange, elle digère. Puis elle régurgite, comme ça, des montagnes de minerai qui sentent l’huile, le cambouis, le sale, l’immonde, le gris et le noir à la fois. Le poison sature l’espace, balayant tout espoir de vie à la surface, comme ils disent.

Le quatrième baraquement. Nous y voilà. J’entre. Mon père est là qui m’attend. Mais j’ai le temps de l’observer à loisir avant qu’il ne se rende compte de ma présence. Il ne peut pas m’entendre, même si je crie. Je ne m’entends pas moi-même! Dans cet espace, tout à sa tâche, il manœuvre et actionne. En me voyant, il me fait signe de le rejoindre. Du balcon de métal où je me trouve à l’entrée du quatrième baraquement, je descends les quelques marches. Je flaire le danger. Une distance d’environ 8 mètres nous sépare. À ma droite, le gouffre. Je suis très impressionnée. Lui-même est juché sur une plate forme métallique clôturée et surélevée de 7 à 8 marches. Il me prend la boîte à lunch des mains et s’empresse de se verser une tasse de thé. Pendant 8 heures, à 1.60$/l’heure, l’homme surveille un tableau et manœuvre pour faire monter ou descendre des hommes dans la mine. Du minerai aussi. Le boucan d’enfer ne permet aucun échange verbal. Sur mon visage, mon père peut lire comme dans un livre toute la peur qui me paralyse. Il m’entoure d’un bras protecteur et me montre comment il actionne l’alarme du couvre-feu. Devant nous, deux énormes roues, moitié dans le sol, moitié hors du sol, tournent alors que de très gros câbles d’acier s’enroulent docilement autour d’elles. Ici, où la mort rôde et menace, est exclue toute témérité. Le bruit n’a de cesse que je ne parte: je n’ai d’oreille que pour lui! Je m’explique le fait que mon père parle si fort même à la maison: il devient sourd! Tout ce bruit que l’on entend de l’extérieur et dont on sent la vibration par les pieds provient essentiellement du lieu où mon père travaille 8 heures par jour. Cette découverte, bouleversante comme une révélation, m’envahit totalement. On ne peut pas être heureux en ce lieu. C’est une prison de vacarme qui nous avale!

Je veux m’en aller. Un au revoir vite fait de la main met fin à la visite. Aussitôt dehors, je respire mieux, quoique nerveuse. En sens inverse, je trouve mon chemin vers la sortie vivement franchie. Je respire déjà mieux mais j’entends encore la sourde rumeur du fin fond de la terre qui garde mon père prisonnier de sa promesse et je me sauve à toutes jambes vers ma chaude maison…