La promesse (1e partie)

La promesse (1e partie)

lun, 02/01/2023 - 10:46
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Ce récit dormait sur mon disque dur depuis plusieurs années. C’est une histoire vraie, quoique les dialogues sont de mon crû. Au moment où les urgences pédiatriques sont envahies par une horde de tout-petits souffrant d’infection pulmonaire, je crois important de rappeler à vous lecteurs comment, à une autre époque où les routes étaient fermées l’hiver, où il n’y avait que le cheval pour se déplacer et que l’hôpital se trouvait à 25 kilomètres, comment ces parents de poupons vivaient cette épreuve et cette confrontation avec la mort. Compte-tenu de la longueur du texte, je vous le livre en deux segments.

Ce matin de janvier, le froid s’amusait à fendre la pierre. Des arbres, qui en avaient après cette froidure les gelant jusqu’au cœur, rouspétaient en lançant des claquements secs.

Ce froid avait aussi faim de chaleur. Il s’insinuait sournoisement par les interstices entre les planches couvrant les murs de la maison et avalait goulûment la chaleur qui s’y approchait. Il laissait derrière lui ses excréments de givre blanc formant des protubérances sur les têtes de clous.

Cette nuit-là, il avait sournoisement rampé sur le plancher et s’était aventuré jusqu’à la porte de la chambre d’où il avait nargué le poêle du rez-de-chaussée. Ce dernier s’échinait vaillamment à le repousser dans les recoins en lui gueulant des craquements secs de bûches en combustion.

Pendant la nuit, la structure toute récente de la maison, n’ayant pas encore séché complètement, avait craqué de douleur sous les morsures du froid s’étant abattu sur la colonie depuis la veille. Wilfrid s’était levé à plusieurs reprises pour alimenter le baril en métal de quarante-cinq gallons faisant office de fournaise au sous-sol. Elle pulsait péniblement sa chaleur par une grille située au-dessus. Au passage, Wilfrid engouffra quelques bûches dans le poêle du rez-de-chaussée, luttant lui-aussi contre l’intrus polaire. Malgré les fréquentes attisées de la nuit, la chaleur atteignait peu le fond de la chambre.

Âgé de six mois, le petit Ulric, ainsi baptisé dès que sa mère put le porter après l’accouchement, reposait entre Wilfrid et Marie dans le grand lit. Un mal obscur l’affectant depuis une trentaine d’heures s’était emparé de sa gorge et de ses narines. Son souffle, bruyant et court, soulevait et abaissait son petit ventre en une cadence accélérée, comme un chiot ayant trop gambadé. Assailli par les fièvres, il avait pleurniché une bonne partie de la nuit. 

Au début, sa mère avait mis cette fièvre sur le dos d’une vilaine dent s’acharnant à vouloir percer la délicate gencive. Marie s’efforçait de la rendre insensible en la frottant avec une débarbouillette humide. Mais la température du petit corps n’avait cessé de croitre depuis la veille. Et ce matin-là, sa respiration devenait de plus en plus irrégulière et enrouée. 

Wilfrid se décida à traverser chez son frère en face pour téléphoner à la garde-malade.

Il enfila son pantalon d’étoffe aux côtés bouffants - ses britchisses, disait-il - et revêtit sa chemise de flanelle à carreaux. Marie l’entendit descendre à la cave et bourrer la fournaise. Elle étira le bras pour tremper un linge dans la bassine. L’eau s’était recouverte d’une mince pellicule de glace qu’elle dut casser avec ses doigts. Elle entendit la porte crisser sur ses gongs enduits de givre quand son mari sortit. Elle tordit le chiffon en l’écrasant dans sa main et épongea délicatement le front du petit, ses joues toutes rouges ainsi que ses lèvres. De minuscules peaux sèches s’y soulevaient. Une morve jaunâtre apparaissait à l’entrée de ses narines. Elle commença à craindre la consomption.

« La ligne téléphonique siffle comme une toupie pis les mots gèlent avant d’arriver à l’autre bout », ragea Wilfrid en rentrant.  « Si j’ai ben compris, la garde pense que c’est une inflammation des poumons. Elle conseille de tremper le p’tit dans l’eau frette à chaque fois qu’la fièvre monte, pis ensuite de l’envelopper chaudement. Pis d’la rappeler si ça change pas avant à souère. »

« Mais ça a pas de bon sens de tremper un bébé dans l’eau froide », s’objecta Marie. « Enfin…si la garde le dit », sembla-t-elle se résigner.

En début d’après-midi, la situation du petit Ulric s’aggrava. Une toux sèche le secouait à intervalles réguliers. La fièvre enflammait le petit corps. Marie était désespérée.

Vers quatre heures, Wilfrid retourna chez son frère pour téléphoner à nouveau à la garde-malade. Le temps s’était un peu adouci et de gros flocons de neige voletaient dans l’air. « La piste va encore boucher », s’inquiéta-t-il.

« La seule chose à faire, avait cette fois conseillé la garde dans ce cas de fièvre aiguë, consiste à emmitoufler soigneusement le bébé en laissant le visage dégagé et de le coucher près d’une fenêtre ouverte, et ce jusqu’à ce que la température du corps baisse. »

Marie souffrait de devoir en venir à ce moyen extrême; pour elle, c’était comme coucher le petit dehors, comme un chien. Elle nettoya, à l’aide de tiges en bois enrobées de ouate, la gorge obstruée d’épaisses sécrétions ainsi que les narines du petit. Elle enveloppa ensuite soigneusement ce dernier pour de longues heures près de la fenêtre. Marie s’habilla elle-même aussi chaudement qu’elle put. Elle mit plusieurs paires de bas de laine qu’elle avait tricotés récemment, rabattit sur elle la vieille bougrine en fourrure de son mari et s’installa pour une longue veille auprès du petit malade.

Dès que la fenêtre fut ouverte, la froidure envahit la chambre en peu de temps et Marie commença à grelotter. Par bonheur, le petit sembla respirer mieux. Il sombra alors dans un sommeil entrecoupé de rêves ; il poussait de petits vagissements, s’éveillait en sursaut, puis s’assoupissait aussitôt.

La mère se ramassa sur elle même et se mit à prier. Dieu, voulait-elle se convaincre, est trop bon pour lui arracher ce petit morceau de vie. À cette pensée, son âme se mit à saigner et ses yeux s’embuèrent. Des larmes coulèrent sur ses joues et, en refroidissant, mordirent son visage. Si la santé du poupon ne s’améliorait pas bientôt, elle allait résolument faire une importante promesse à la Vierge Marie.

À suivre au prochain numéro