La fracture (1e partie de 2)

La fracture (1e partie de 2)

sam, 02/12/2023 - 10:48
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Ce récit est une histoire vraie et concerne ma grand-mère maternelle. Seule la cause de son internement demeure toujours nébuleuse. Je me permet ici d’apporter un peu d’éclairage en avançant une hypothèse qui a déjà circulé.

Ils étaient là, de l’ainée au plus jeune, serrés les uns contre les autres. Atterrés, ils assistaient au départ de leur mère qu'ils appréhendaient sans retour.

Leur père devait la conduire à l'hôpital pour soigner une maladie nerveuse, leur avait-il froidement annoncé au matin. Mais les plus vieux devinaient fort bien qu'hôpital, pour la maladie de leur mère, voulait plutôt dire hospice et qu'hospice, en 1934, signifiait prison à vie.

Le dernier, un petit rouquin n’ayant pas encore trois ans, pleurnichait sans cesse et reniflait en s’essuyant le nez sur sa manche. De temps à autre, il levait le regard vers sa grande sœur qui lui tenait une main qu’elle serrait un peu trop fort. Le petit voyait bien qu’il se passait quelque chose de grave et se demandait, à travers un voile de larme, pourquoi les grands, eux, ne pleuraient pas. Il ne se doutait surtout pas, ni ses frères et sœurs d'ailleurs, qu'il en était la cause. Ces derniers cachaient leur désarroi et refoulaient leur peine, le corps raidi par l’émotion contenue, le chagrin inexprimé couvant dans leurs yeux. Parce que, ne voulant surtout pas attirer l'attention des voisins, leur père avait exigé le silence et de la contenance. Ce dernier replaça donc, pour la énième fois, le harnachement du cheval attelé au bogey. Les pleurs du petit l'agaçaient. Il se hâtait, tout en gardant cette attitude froide et stoïque qui le caractérisait toujours. Malgré la douloureuse souffrance qui le rongeait depuis quelques mois, il n'en laissait rien paraître.

Plusieurs années auparavant, il avait quitté la terre familiale de Stoneham, au nord de Québec, pour venir en ville pratiquer son métier de charpentier. Vers 1910, il avait acquis ce lopin de terre d'environ trente arpents qui s’étendait au pied de la Côte St-Sacrement, bordé d'un côté par la falaise et de l'autre par le chemin des Charest. Il y avait érigé, en 1913, une coquette maison dont il terminait l'intérieur quand les pauses de son travail le lui permettaient. Plus tard, il comptait y ajouter des dépendances. Son but était de devenir cultivateur, comme ses voisins.

Puis il avait fait la connaissance de cette femme. Il l'avait rencontrée la première fois lors d'une soirée organisée par la Guilde des charpentiers. Elle était la fille de son contremaître et habitait de l'autre côté du cap, à St-Grégoire-de-Montmorency, près du fleuve et des chutes, où vivaient les familles de la petite bourgeoisie. C’était une femme grande, mince, belle, de fière allure. Après quelques brèves fréquentations, il s’était hasardé à demander sa main. Le père de celle-ci avait demandé à réfléchir. N'étant pas du même milieu, le prétendant avait craint que l’autre ne refuse. Le père, après en avoir discuté avec sa fille, et reconnaissant que le métier de maître-charpentier avait quand même ses lettres de noblesse, avait finalement accordé sa permission. Ils s’étaient mariés en 1914.

Puis il y avait eu la guerre, l'arrivée des enfants, la grippe espagnole et la polio, ainsi que le grand tremblement de terre de 1927. Ensuite était survenu le krach économique de 1929, suivi de la grande crise. Dans l’adversité, il s'était constitué un petit cheptel et une basse-cour, tout en cultivant sa terre et en produisant une variété de légumes. Heureusement pour lui et sa famille car le travail en construction était quasi inexistant pendant la Grande Dépression. Et quand il réussissait à dénicher un emploi, c’était toujours temporaire. De plus, il devait trimer de l'aube au crépuscule, ce qui lui faisait négliger sa terre.

Son frère cadet, célibataire endurci, était chauffeur de taxi à Québec. Bel homme, charmeur, il n'avait pas son pareil pour séduire les femmes. Il dégageait un charisme qui ne laissait personne indifférent. On racontait qu'il fréquentait quelques maîtresses. Ce supposé comportement ne plaisait pas du tout à son frère, très pudique sur ces questions. Quand l’autre lui rendait visite, il lui exigeait toujours de surveiller ses paroles devant les enfants. Cet oncle cultivait, avec ses neveux et nièces, une auréole de mystère dont il savait s’entourer. Il les aimait beaucoup et ceux-ci le lui rendaient bien. Leur père étant austère et distant avec eux, ces derniers en profitaient quand leur oncle était là.

Il arriva parfois qu'il vint à la maison en l’absence de son frère, soit que ce dernier fut à son travail ou aux champs. La belle-sœur en profitait pour épancher ses émotions devant lui, ce qu'elle ne pouvait faire avec son mari qui lui répétait continuellement qu’elle se plaignait pour rien. Elle avait rarement l’occasion de sortir et s'emmerdait dans cette campagne ennuyeuse. Les travaux de la ferme et le jardinage lui répugnaient. Elle détestait cette vie de cloîtrée, elle qui avait eu une jeunesse remplie de relations mondaines. Son beau-frère l'écoutait et ne la jugeait jamais. Parfois elle pleurait. Alors il lui tapotait la main pour la consoler. Il ne pouvait supporter de voir pleurer une femme.

À suivre…