La danse des épinettes noires
Je fréquente un camp de pêche en région nordique avec mes frères depuis 2006. Je relate ici l’un des nombreux événements que la nature nous a offerts et qui m’ont marqués.
Sans avertissement, en ce début d’après-midi d’octobre, au moment où on s’apprêtaient à sortir pêcher, le vent du noroit s’engouffra dans le goulot à l’ouest du camp, derrière le cap garni d’épinettes. En l’espace de quelques minutes, des vagues moutonnées hautes de deux pieds défilèrent au bout du quai et jusque de l’autre côté de la rivière trois cents mètres plus loin. Les chaloupes, amarrées au quai, dansaient et cognaient rageusement contre celui-ci.
Dans le camp, douillet refuge où crépitait la cuisinière à bois, on entendit « pchitt » : quelqu’un venait d’ouvrir une canette de bière, ce qui signifiait « pas de pêche aujourd’hui ». En effet, dans ce coin isolé du nord du Québec, loin des secours, accessible que par eau ou par air, c’est une règle entre-nous : sécurité maximale. La pêche vient toujours au second plan, quand les conditions le permettent.
Chaque séjour d’une semaine passée là-bas est surtout une occasion de retrouvailles, de fraternisation et de détente entre nous, les cinq frères. Outre les travaux d’entretien du camp, il faut couper le bois pour l’année suivante, le « casser » comme on dit à Laval, et le corder pour qu’il sèche. Voilà pourquoi la pêche n’est pas l’objectif principal. Et quand on y va, dès qu’on a un souper accroché à la chaine, souvent on rentre au camp.
Ça devenait apocalyptique devant le camp. Un brouillard de neige filait maintenant à l’horizontale au-dessus du plan d’eau. De la fenêtre, nous observions silencieusement le déchaînement de la nature. Dans ces moment-là, elle impose le respect, sans plus…
Par chance le camp, appuyé sur un cap au nord, est protégé sur trois côtés par de denses et longilignes épinettes noires dont seule la tête arbore une touffe de branches quelque soixante-quinze pieds plus haut. Hormis le vent du sud, le camp est à l’abri de ces coups de gueule de la nature. Mais il n’empêche que le vent tourbillonnait maintenant dans cette entonnoir dans laquelle se trouve notre abri et les flocons de neige virevoltaient, semblant ne pas savoir où se poser. Les fenêtres étant toujours entrouvertes en cas d’émanations de propane, la bise sifflait dans les fentes des airs de châteaux fantômes.
Après avoir regarni la réserve de bois derrière le poêle et engouffré quelques bûches, ce dernier se remit à crépiter sa traditionnelle ritournelle, voulant narguer la bise qui cherchait à entrer par les fenêtres entrouvertes.
Quel moment d’extase! Assis autour de la table à regarder la nature qui se déchainait à l’extérieur pendant que le poêle nous enveloppait de sa douce chaleur, sirotant une bière ou un verre de vin, où il n’y a pas âme qui vive à cent kilomètres à la ronde, c’est dans ces moments-là qu’on se trouve privilégiés de vivre quelque chose de…subliminal.
Et c’est là, le regard tourné vers la fenêtre à l’est que j’ai vu une chose qui m’a fasciné. Dans cette nature déchainée, un bal s’offrait à moi : la danse des épinettes noires. Emportées par la tourmente, elles se balançaient, tournaient sur elles-mêmes, s’enlaçaient tour à tour, à gauche, à droite, en avant, en arrière, dans un carrousel endiablé.
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