Maudite boisson!

Maudite boisson!

jeu, 23/02/2023 - 09:22
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Février c’est le mois où on nous incite, ou on nous invite, à l’abstinence. Pourquoi pas 28 jours sans alcool? Certains courageux relèvent le défi. Santé Canada vient tout juste, en janvier dernier, nous rappeler que l’alcool, peu importe la quantité consommée, est toujours néfaste pour la santé.

C’est en abordant ce sujet avec un vieux copain, Marcel, que ce dernier m’a raconté une triste histoire de son enfance. Il venait d’avoir dix ans et, à Palmarolle, plusieurs de ses amis notamment les frères Nicol, les Fortier, les Vachon (Rogatien, etc.) jouaient quotidiennement au hockey sur la patinoire du village aménagée quelques années auparavant.

C’est avec grande tristesse qu’il les regardait évoluer sur cette belle glace, décorée de lignes et de cercles rouges ou bleus. Il était penaud, car sa mère, veuve, même si elle s’était remariée n’avait pas l’argent nécessaire pour lui acheter ces patins si chèrement désirés. Ce nouveau mari, Gérard, en plus d’être violent et ivrogne n’apportait aucune contribution financière à la maisonnée.

Les seuls revenus de la mère venaient de la petite ferme qu’elle exploitait avec l’aide de ses enfants, trois filles en bas âge et deux garçons dont Marcel était l’ainé. Malgré tout, il ne cessait de chercher un moyen de gagner assez de sous pour se les payer lui-même les beaux patins Bauer qu’il avait « spottés » dans le catalogue Eaton : la bottine noire avec des bandes de cuir rouges, une languette qui protégeait le talon d’Achille et des belles lames chromées.

Un jour, il était venu avec sa maman, au magasin général de Madame Fortin, pour acheter de la moulée pour les poules. Dans ce hangar à grain, il vit dans un coin un amoncellement de petites bêtes raides et congelées. Il demanda au commis ce que c’était ces bébites mortes. Ce dernier lui répondit que c’étaient des lièvres que des « tits gars » comme lui « pognaient » avec des collets, puis venaient les vendre au magasin et recevaient 25 cents l’unité. En jetant un nouveau regard sur ce tas de petits cadavres raides morts, il vit des beaux patins comme sur la photo dans le catalogue. Eurêka! « Voilà comment je vais me payer mes patins » se dit-il tout heureux de cet éclair surgi de son cerveau.

Trois jours plus tard, avec un rouleau de fil de laiton, il prenait la direction de la forêt à l’extrémité de la terre. Il apprit de ses amis l’art de tendre un collet pour attraper des lièvres. Au début, la récolte était pauvre : un lièvre, parfois deux, dans la première semaine. Marcel était brillant, en peu de temps il perfectionna ses techniques, il agrandit son territoire jusqu’aux lots des voisins de qui il avait obtenu la permission. Tous les matins, à la barre du jour, il était debout, pour aller faire ses travaux à l’étable, puis décamper en raquettes « côté bois » pour vérifier ses collets, les replacer minutieusement et ramasser ses prises. Beau temps, mauvais temps, il s’imposa cette discipline, soir et matin c’était une sortie dans le froid, dans la neige, en raquettes ou en skis, selon l’épaisseur des flocons tombés la veille.

Après trois semaines de courageux allers-retours, il avait réussi à empiler, dans la shed à bois derrière la maison, plus de trente spécimens. À vingt-cinq cents l’unité, il devait en récolter plus de cinquante pour s’offrir les patins au prix marqué de $ 12.50 chez Eaton... et, il fallait ajouter la taxe de vente qui, en 1955, était de deux pour cent, ce qui exigeait donc un « sauteux supplémentaire ».

Son beau-père ne cessait de rire de lui, en lui disant qu’il n’y arriverait jamais. Ce beau-père, il ne le portait pas dans son cœur, car il se permettait de lever la main sur les enfants et même sur sa mère. Si Marcel avait eu la force physique nécessaire, il l’aurait « settlé » le bonhomme comme il le disait dans la narration de cette histoire.

Malgré les souffrances, malgré le froid, malgré les longues journées entre le lever et le coucher, le « tit gars » s’entêtait à arriver à la réalisation de son rêve. Deux semaines encore d’efforts soutenus, d’installation de collets supplémentaires et d’amélioration de ses méthodes; un soir il revint de sa pénible randonnée quotidienne avec huit bêtes reliées comme des chapelets accrochées à son cou. Avec un tel poids à porter, les raquettes enfonçaient dans la neige, ses jambes, douloureusement, peinaient à le tenir à la verticale, mais il oubliait le mal tellement il était euphorique d’avoir atteint son quota, d’être arrivé au nombre exact de captures qui lui donneraient le pactole suffisant à la commande de ses précieux patins.

Tout ce butin si chèrement gagné, il fallait maintenant le vendre et, pour le vendre, il fallait le transporter et, pour le transporter, il fallait un véhicule... Demander à son beau-père, cela ne lui plaisait guère... mais, oh! surprise, ce dernier habituellement si mesquin offrit de le faire « généreusement » avec son vieux pick-up déglingué et corrodé par la rouille. Il se chargerait de les vendre le vendredi au marché de fruits et légumes Filiatreault de La Sarre, avant d’aller prendre son quart de jour au Plywood Normick.

Et ce vendredi après la classe, Marcel, n’ayant pas à aller au bois pour ramasser ses captures, s’installa au salon devant la télévision pour regarder l’émission dont il s’était privé pendant sept semaines : Les aventures de Davy Crockett, ce trappeur dont il admirait le courage et la force en attendant le retour du beau-père, Gérard, avec l’argent de la vente de ses lièvres.

Puis Gérard n’arrivait pas... il s’approcha de la table déçu du retard pour voir la couleur de l’argent si bien mérité par ses courageux efforts. Puis le souper terminé, l’attente recommença, la pendule égrenait son tic-tac sonore insupportable.

Et, à vingt-et-une heures, on entendit des bruits de pas espacés sur le perron, la porte s’ouvrit avec hésitation; le visage bouffi du bonhomme apparut dans l’encadrement comme un zombi chancelant, Gérard, fit son apparition. D’un bond Marcel courut vers cette loque de beau-père et lui demanda en criant « Mon argent, donne-le-moi ». Ce dernier lui répondit en marmonnant « Quel argent? ». Voilà, pas besoin de plus d’explications : les lièvres, il les avait bus. Une profonde lamentation sortit de la gorge de Marcel, il s’effondra de douleur et de rage. Une haine et une colère s’agrippèrent longtemps à son cœur et à son esprit. Il se jura de les garder vivantes pour longtemps.

À 14 ans, il prenait le chemin des chantiers forestiers; son oncle, après avoir menti sur son âge, lui trouva un emploi comme charretier pour « skidder » du bois. Bien sûr l’école fut terminée pour Marcel, comme sa « carrière » de joueur de hockey. Son oncle auquel il s’était attaché fut bon et généreux pour lui, il l’initia lentement aux travaux forestiers. Après deux ans, il était devenu travailleur indépendant et habile bûcheron. Ses biceps de même que son torse prirent du volume. Manipuler des billots, les empiler, cela était devenu facile pour lui. Physiquement, il avait atteint la stature d’homme, il pouvait facilement se mesurer à ses collègues de travail. Il ne négligea pas sa mère, régulièrement, il lui remettait une part de ses gages.

À Noël 1959, il était de retour dans sa famille malgré le ressentiment qu’il gardait envers ce beau-père si mesquin et violent. Le réveillon, après la messe de Minuit, était tout juste entamé que le beau-père, en état d’ébriété avancé, se mit à faire des siennes en admonestant ses belles-filles, sa femme, sans négliger Marcel évidemment et son jeune frère. Un moment donné, le monstre se leva et se mit en train de bousculer sa femme.

L’occasion tombait à point. Une image ressurgit sur l’écran cérébral de Marcel : des PATINS. Il bondit sur ses jambes, agrafa le scélérat par le collet, lui mit la main droite au fond de culotte et commanda à sa grande sœur d’ouvrir la porte extérieure. D’un seul élan, il balança le fielleux bonhomme dehors comme un chat qui a fait un dégât sur le plancher.

Quelques instants plus tard, on entendit gronder le vieux pick-up pour la dernière fois. Le conducteur, probablement inattentif avait « pris le clos »; la police l’avait amené finir sa nuit de Noël, gratuitement dans une « chambre à barreaux ». Au grand soulagement des trois filles, des garçons et de leur mère. On ne l’a jamais revu.

 

N.B. – Les noms des personnages de ce récit sont fictifs, mais cette histoire est vraie (parole de journaliste à la retraite).